C’est sur les rives du Doubs, par un dimanche inondé de soleil et de fantaisie, que j’ai croisé le chemin de ce quatuor en goguette, pardon, en tournée de promotion d’une étonnante BD sur l’absinthe*.
Grâce à Benoît Noël, le scénariste, et Bastien Loukia, le dessinateur, j’ai voyagé sur les ailes de l’absinthe, de la déesse Artemis à Serge Gainsbourg. J’ai rencontré des peintres atteints de saturnisme, la faute aux pigments Jaune de Naples ou Blanc de Céruse, avant d’être guéris par la puissante Artemisia absinthium alliée à l’ellébore. J’ai appris que c’était grâce à un incendie de l’usine Pernod-Fils à Pontarlier, en 1901, qu’on avait pu prouver que la Loue était une résurgence du Doubs: trois jours plus tard, cette dernière embaumait en effet l’absinthe, que le drame avait projetée dans la rivière mère par millions de litres.
Préfacière de la BD, la belle érudite déguisée en Fée verte ce jour-là, Aude Fauvel, s’est révélée être maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne. Historienne de la médecine, souvent invitée à la radio ou à la télévision, elle s’attache à promouvoir une médecine libérée des tabous et des stéréotypes ancrés dans ses pratiques depuis des siècles. Son analyse des raisons du succès et de la déchéance de l’absinthe (voir encadré) est percutante.
Et enfin, grâce à Matisse Droz, la distillatrice, j’ai goûté l’absinthe la plus fleurie de ma vie.
*Sur les ailes de l’Absinthe, par Benoît Noël et Bastien Loukia, préface Aude Fauvel. Editions BVR 2021.
Pourvu qu’on ait l’ivresse
Un jour à Prague, j’ai acheté un très joli flacon d’absinthe Art déco. La dégustation s’est résumée à ses trois premières lettres. Dég. Craignant l’empoisonnement, je me suis résolue à jeter l’amer liquide dans l’évier.
C’est l’historien Benoît Noël qui, des années plus tard, m’a donné la clé de ce mystère. « Bien sûr, admet-il, l’absinthe était connue au temps de l’Empire austro-hongrois. En 1901, le peintre tchèque Viktor Oliva avait peint son célèbre Buveur d’absinthe, accroché au café Slavia. Mais cet alcool avait toujours été importé de France ou de Suisse. »
Aucune recherche n’a jamais réussi à démontrer qu’il avait été produit sur place. Pourtant, il est brusquement sorti de l’oubli après la Révolution de velours, en 1989. « Lorsque les premiers touristes américains sont arrivés à Prague, poursuit l’historien, ils ont réclamé avec insistance à boire de l’absinthe, ce mythique breuvage des artistes de la Belle Epoque, celui qui convoque le génie ou la folie, c’est selon. A la recherche d’émotions fortes, ils confondaient tout simplement l’esprit de bohème et la région de Bohême. Humant l’air du temps, un commerçant avisé a décidé de produire la première absinthe du pays, non pas distillée, mais macérée. D’autres ont suivi, améliorant parfois -et c’était une impérieuse nécessité- la recette ».
Depuis, Prague conjugue ses atouts avec ceux de l’absinthe et la tournée des bars spécialisés est un must pour les visiteurs. L’Absintherie, bar et musée, propose même à la dégustation plus de cent différentes absinthes. Je ne m’y risquerai pas…
Un coup de pub fatal
C’est la révolution industrielle qui, selon l‘historienne Aude Fauvel, a précipité les ouvriers harassés et les paysans déracinés dans l’oubli illusoire promis par l’alcool, tandis que les nouvelles classes moyennes assouvissaient plutôt leur soif de divertissement. « Pour se démarquer de leurs concurrents, les fabricants d’absinthe ont eu alors une idée de génie. Présenter leur ambiguë Fée verte comme un breuvage transgressif, capable d’ouvrir les portes de la perception -comme de les refermer sur la stupeur ou la folie ». S’appuyant sur l’esthétique picturale foisonnante de l’époque, les publicitaires s’en sont donné à coeur joie. Le prix dérisoire d’un verre d’absinthe a fait le reste.
« Résultat, alors que l’espérance de vie était passée de 35 ans à 50 ans entre 1800 et 1900, les contemporains se sont plutôt convaincus que l’époque était touchée par un mouvement de dégénérescence physique et mentale. Avant 14-18, il y avait huit fois plus de personnes internées en hôpital psychiatrique qu’en prison. »
Le verdict est aussi infondé que sans appel: l’absinthe est coupable, il faut l’interdire. « A force d’évoquer ses propriétés magiques, les défenseurs de la Fée verte avaient fini par être crus ».
Vive le vin, bonjour la Bénédictine, présentée comme un élixir de santé conçu au 16e siècle par des moines. C’est l’enthousiasme. « A ceci près, conclut Aude Fauvel, que c’était une supercherie, il n’y avait ni moines ni recette séculaire ». L’alcoolisme avait encore de beaux jours devant lui.
Derniers distillateurs clandestins : Le Ô en a rencontré un !
Originaire du Val-de-Travers, notre « hors-la-loi » a roulé sa bosse un peu partout en Suisse sans jamais renoncer à son apéritif dans lequel il tomba comme Obélix dans la fameuse potion magique. Fin connaisseur du divin breuvage, il s’est inspiré des conseils de Marcel Lebet (dit le Teub) pour élaborer dans les années 90 une recette dont ses proches reconnaissent le parfait équilibre.
« Le bonheur de fabriquer et de trinquer avec les amis mon absinthe maison est plus fort que d’acheter des produits du commerce ». Distiller et vendre quelques bouteilles sous le manteau est une opération à risques que notre clandestin assume sans peine. « Mais là, je n’en ai plus. J’attends les prochaines pluies ». Ah bon ? « Chaque distillateur le sait : la pluie à deux qualités ; elle gomme les effluves caractéristiques qui trahissent l’activité et garde les curieux à la maison ! ».
Distillez-vous par passion ? Par défi ? Par goût de l’interdit ?
Evidemment par passion !
Combien de litres? Avec quelle recette ?
Ma production culmine à 25 litres par an et je m’amuse une fois chaque trois ans. La recette que j’ai élaborée s’inspire des premières de la fin du 18e.
Que risquez-vous ?
Sans doute pas grand-chose. L’alcool provient de manière détournée de la Régie fédérale et les herbes sont achetées chez des droguistes du coin.
Décrivez-nous votre bleue !
Je préfère parler de Fée-Verte. Au nez et en bouche, les effluves de la petite et de la grande absinthe se marient parfaitement bien aux autres herbes qui entrent dans ma recette. Irradiant en bouche, l’élixir achève son effet par une légère note d’amertume.
Giovanni Sammali