Faim de nuit

David Ruiz Martin

3 h 41. Un dimanche comme un autre.

Je traîne ma vieille carcasse enivrée sous le halo des lampadaires du Pod, direction la gare. Mon ombre s’étire au sol puis, telle une amante docile, patiente jusqu’à se laisser happer à nouveau. Durant ces heures perdues entre les ténèbres et l’aurore, mes errances se confondent à celles d’autres badauds.
Le reflet de notre société. Du moins en partie.

Il y a ce couple de jeunes filles, pressées de rejoindre leur nid pour enfin s’enlacer comme elles le souhaiteraient, avant de s’embrasser comme de simples amies et se séparer en se mentant à elles-mêmes. Ce pauvre type, une canette de bière tiède à la main et l’air un peu esseulé, que personne ne semble attendre. Et l’autre, avec son air sûr de lui, de la coke encore collée à l’arête du nez et le regard trahissant cette perpétuelle crainte des lendemains. Puis il y a cette gamine, quinze ans à peine, la démarche confuse et le maquillage en ruine, qui vit certainement sa première désillusion amoureuse.
Derrière moi, l’entrée d’un cabaret et ce gars de la sécurité, qui scrute le va-et-vient des clients, le regard un peu hagard dans sa routine de travail nocturne.

De ce monde dans notre monde. « Il est impossible d’apprécier la lumière sans connaître les ténèbres », disait Sartre.

Je côtoie ces ténèbres. Ils font partie de moi. Et la tristesse de ces âmes m’effleure puis me submerge. Le peuple bien-pensant, insensible aux nuances, persuadé de leurs jugements et du bon choix de leurs erreurs, nommerait ces minorités des lâches, des ivrognes, des toxicos ou des faibles. Mais pour moi, ce ne sont que des émotifs, des écorchés et des fragiles. Des hypersensibles, des abîmés de la vie, des éveillés face à notre monde à la dérive et conscients de ces libertés si finement arrachées…

… et il y a moi, la cinquantaine fatiguée, égaré entre ces instables silhouettes, attendant le dernier bus ou le premier train.

Qui suis comme eux en fin de compte.

Ni pire, ni meilleur.

Seulement un être humain, qui se cherche encore, aux premières lueurs du jour.

 

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Seule la Haine (Taurnada, juin 2021)
De Racines et de Sang (Ramsay, mars 2022)
Requiem des Ombres (Taurnada, mai 2022).

(Photo Steve Gaillard)
(Photo Steve Gaillard)

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