Giulio Papi ou la mécanique du génie horloger

Giovanni Sammali & Joyce Joliat

En pleine crise du quartz, il fut le seul élève de sa classe au « Tech ». Dans la flambant neuve Manufacture des Saignoles Audemars Piguet, le génial horloger remonte le cours du temps. Captivant !

Sa passion première ? Les machines qui tournent, la mécanique. Lorsqu’elle est petite, compliquée, audacieuse et sans cesse réinventée, comme dans la haute horlogerie, c’est le nirvana. Mais quand l’adolescent Giulio Papi cherchait sa voie, il ne le savait pas encore. « A l’orientation, ils m’ont dit : vas faire horloger! Je me suis retrouvé seul élève de la classe au Technicum de La Chaux-de-Fonds. Là, Jean-Claude Nicolet m’a fait apprécier la démarche scientifique qui aboutit aux créations horlogères ».

C’est sur les hauts du Locle, dans la spectaculaire manufacture des Saignoles Audemars Piguet, que l’horloger de génie remonte pour Le Ô le fil du temps. Il a le regard qui brille quand il parle de son premier mentor. « Mon maître à penser et à créer. J’ai participé avec lui à la création de l’horloge ESPHOR et de son balancier de 25 mètres (ndlr : à voir sur le côté ouest de la tour Espacité) ». Une horloge hélas en panne, apprend-on à Giulio Papi, qui sursaute : « J’ai participé à ce projet et aux réflexions du prof Nicolet ! Les techniciens en restauration peuvent venir me demander mes souvenirs sur ce projet ». Message transmis !

A 18 ans, à peine formé, il flashe sur le logo d’Audemars Piguet, flanqué de cette précision : « Les Maîtres de la complication ». « Je me suis dit c’est ça que je veux faire. J’ai été embauché dans l’atelier squelette. Où j’ai presque tout appris. L’anglage, le travail du titane, etc. » Après 18 mois, le jeune loup se sent pousser des ailes. Il se rend aux RH pour demander à passer dans les ateliers des complications ! « Je roulais les mécaniques. Je me sentais comme un vétéran, avec des cicatrices partout… ». Le plan de carrière qui lui est proposé aboutit bien aux complications dont il rêve. « Sauf que je devais patienter 20 ans… ».

Il quitte donc AP. « Ils n’avaient jamais vu ça. Le chef des RH m’a prévenu que je ne pourrai plus travailler pour eux ! », sourit Giulio Papi, assis dans la salle de réunion de l’usine… Audemars Piguet, dont il est le directeur technique au Locle !

Il se lance seul, en emmenant avec lui Dominique Renaud. Plutôt que de batailler pour rendre plus précis et fiables les mouvements à complication « blancs roulants » sur lesquels se basait l’horlogerie suisse depuis les années trente, le duo lance une recherche pour créer son propre mouvement. Renaud & Papi s’installe dans les Montagnes neuchâteloises, « où les opportunités sont beaucoup plus nombreuses ». Il suit des cours d’analyste programmeur et met au point son propre système de conception assistée par ordinateur. « Avec une pièce, j’en remplaçais cinq. Pas pour faire différent : pour maîtriser la qualité et la fiabilité », précise le génie, qui n’hésite pas à proposer à IWC un module « répétition minute » pour la Da Vinci à quantième perpétuel. « M. Günter Blümlein m’a regardé avec des yeux de loup ! Et m’a dit ok, vous avez trois mois. ». Un sprint nuit et jour aboutit à un résultat convaincant. « Le module est encore utilisé aujourd’hui », sourit Giulio Papi en notant qu’une telle répétition exige aussi de maîtriser le son. « C’est un vrai instrument de musique. On a trouvé des super solutions avec Lucas Raggi, étudiant de l’EPFL à l’époque, directeur R&D actuellement chez Audemars Piguet. »

Giulio Papi se revendique au surplus du « robuste design ». « L’inspiration m’est venue de Roskopf, que j’ai toujours admiré, et de ses idées. Instaurer une conception robuste, avec des pièces finalisées ne nécessitant pas d’être retouchées empiriquement, au doigté, par l’horloger, confère au final une fiabilité bien supérieure ».En 2015, il est surpris d’être lauréat du prestigieux Prix Gaïa, décerné au MIH par le monde horloger. « Une belle surprise : je ne pensais pas avoir atteint ce niveau-là. Je ne nourris pas de vanité par rapport à ça, mais je suis fier de ce prix, et des émotions inattendues qu’il m’a procurées ».

 

 

« Je n’aime pas forcément porter mes montres ! »

 

On observe en vain son poignet : Giulio Papi ne porte pas de montre. « J’aime créer des montres mais je n’aime pas forcément les porter ». La raison est simple chez un tel accro. « Quand j’en ai une, mon esprit scientifique est attisé. Je ne peux pas m’empêcher de la regarder et de réfléchir à comment faire mieux ! ». Son vécu personnel alimente ainsi sa créativité. Cela a été le cas pour l’élaboration de la Royal Oak RD#2 d’Audemars Piguet. « L’épaisseur me gênait. Un modèle volumineux ne s’adapte pas parfaitement aux manches serrées d’une chemise cintrée par exemple, ce qui peut être embêtant. Voilà pourquoi je me suis mis au défi de créer une extra-plate ». Avec 6,30 mm d’épaisseur, la Royal Oak RD#2 représente un des plus fins quantièmes perpétuels avec phase de lune et remontage automatique sur le marché actuel.

La manie de l’optimisation n’explique pas tout. « Il y a aussi une petite part de superstition italienne dans le fait de ne pas porter de garde-temps », sourit-il. « Et puis, je ne veux pas de traitement de faveur: je préfère que nos clients soient satisfaits avant de pouvoir porter notre très prisée RD#2 ».

Et inutile d’essayer de lui faire dévoiler sa préférée : « Elles sont toutes belles ! Au-delà du visuel, c’est surtout l’intérieur du mécanisme qui le passionne. « Voir tous ces petits bouts de métaux, qui une fois assemblés, donnent un tel résultat : c’est ça qui me fait rêver ». Quid des montres connectées, avec rythme cardiaque, etc. ? « Je les laisse aux hypocondriaques ! », ironise le féru de mécanique, non sans souligner que la plupart des données « peuvent être obtenues mécaniquement, même si c’est un peu moins précis ».

La création dont il est le plus fier ? « La plus récente, la Code 11.59 by Audemars Piguet Universelle (RD#4)(voir page 2). J’aime l’idée d’une montre très compliquée mais facile à lire et à utiliser, très intuitive. C’était une prise de risque: et si c’était la complexité de la montre qui faisait vibrer le public ? Le succès de l’Universelle nous a donné raison. »

 

 

Le pourquoi du remariage

Les succès obtenus avec de nombreuses marques, et face à la demande de clients souhaitant des montres prêtes et pas des études et prototypes à mettre au point, Renaud & Papi prend la décision de franchir le pas et crée sa manufacture. « Nous nous sommes fait retoquer par la SBS, qui nous a dit privilégier des opportunités aux Etats-Unis… On voit où ça les a menés ! ».

Giulio Papi retourne finalement chez Audemars Piguet. « En août 1992, la manufacture a été partenaire financier à hauteur de plus de la majorité. Puis, le statut commercial et enfin technique. »

Le choix du Locle pour l’usine coulait de source : « Au Brassus, ils reconnaissent que le bassin horloger est ici. En y incluant ceux que j’appelle nos amis frontaliers, dont l’apport doit être reconnu. Ils ont la même âme horlogère que nous, même si c’est de ce côté du Doubs que l’horlogerie a pris son essor. Je me sens horloger montagnon et je le revendique. Oui, je suis fier de l’Histoire horlogère neuchâteloise ».

 

 

Le casse-tête de la formation

A la Biennale du patrimoine horloger 2019, Giulio Papi avait parlé de la formation horlogère et des défis à relever. Comme d’autres grandes marques, Audemars Piguet assure en son sein la transmission de plusieurs savoir-faire.

Mais la Suisse, dont les montres font la renommée, est aussi responsable de la pérennisation de compétences, désormais inscrites au patrimoine immatériel de l’UNESCO. « On se renvoie la balle, les Autorités estimant que les manufactures sont assez fortunées pour financer les formations. Ce n’est pas juste. Et surtout, il y a panne de main d’œuvre qualifiée. C’est un cercle vicieux complexe, alors qu’au fond on a tout ce qu’il faut. Et si la microtechnique est enseignée à l’EPFL, c’est sans les valeurs horlogères qui font nos succès. Au fond, l’essentiel est que l’horlogerie suisse maintienne l’émulation qui la fait rester au sommet ! ».

 

 

Climat : accélérer le temps !

En tant que maître du temps, l’horloger est en première ligne face à l’urgence climatique. La manufacture, réunissant Audemars Piguet et Renaud & Papi, se veut pionnière en matière de responsabilité environnementale. Bâtie en évitant les combustibles fossiles, la manufacture des Saignoles est couverte de 300 panneaux photovoltaïques et ses bais vitrées sont en verre économe. Le directeur technique partage ce souci d’un futur durable à son échelle. « Ce n’est pas l’ébullition qui cuit les pâtes, mais la chaleur. La cuisson prend une minute de plus, mais je respecte les recommandations du Conseil fédéral. Chacun doit faire sa part ! Mon meilleur achat de ces dix dernières années, c’est mon vélo électrique. Je mets seulement 5 minutes de plus qu’en voiture des Arêtes au Locle. Et sinon je covoiture. »

 

 

Enraciné dans les Montagnes

D’origine toscane, avec une maman de Bologne – « là où naissent les plus beaux moteurs italiens : aux repas de famille, on parle F1… » –, Giulio Papi est un enfant de la Métropole horlogère. Il a toutefois envisagé avec son épouse de quitter sa ville natale pour se rapprocher de ses filles, parties aux études dans le canton de Vaud. « Hors de question !, nous ont rétorqué nos deux filles ! Elles aiment trop revenir dans leur ville ». Pour laquelle leur papa ne tarit pas d’éloges. « La CdF offre tout ! Les meilleurs restos de Romandie, une foison d’événements culturels, des espaces pour le sport, la nature… Et les gens sont bienveillants. J’aime vivre ici. Je ne vois pas un essor fou, mais voir une Tchaux à 50’000 habitants, ce serait une belle satisfaction ». Même son plat préféré fleure bon le terroir d’ici : « Les lentilles, avec un saucisson neuchâtelois ! ».

Giulio Papi devant le hub réunissant Audemars Piguet et Renaud et Papi. (Photo : gs)
Giulio Papi devant le hub réunissant Audemars Piguet et Renaud et Papi. (Photo : gs)

Découvrez nos autres articles

En 2023, la ville du Locle a connu plus de 16 000 nuitées, sans compter celles de nos campings (aux Brenets et au Locle), ni