Je les croise sans les connaître dans les rues de mon village, empaquetés dans leurs landaus, poussés avec fierté par leurs parents.
Ces derniers pourraient se méfier de cette femme penchée au-dessus de leur progéniture. Mais on sait que j’aime les enfants et l’élan irrépressible qui me pousse à me pencher sur eux est toléré. Je ne suis pas une aïeule effrayante au nez crochu et aux verrues poilues ; je ne ressemble pas encore à une sorcière et ils ne s’effraient pas.
Ils babillent, tendent leurs menottes, me gratifient d’une mine réjouie. Leurs yeux m’émeuvent, me rafraîchissent comme une eau de source, la transparence d’un feuillage printanier. Malgré mon âge, l’espace de quelques secondes je suis semblable à eux, fraîche et neuve, lavée des incertitudes et des remords. J’y oublie les désillusions, la perfection jamais atteinte dans mon travail, le doute qui sape l’inspiration. Ils me régénèrent, me consolent de ce monde à l’éthique délabrée, des erreurs et des injustices humaines sans cesse répétées, de la bêtise omniprésente.
Quand les très petits enfants nous regardent, leurs prunelles ont l’abandon, la confiance absolue que peut avoir l’animal de compagnie qui lève la tête vers son maître. Pourtant, l’adulte qui leur sourit est une inconnue.
Mais la méfiance, le calcul, la mesquinerie ne les ont pas encore atteints, n’ont pas commencé à ternir leur merveilleuse innocence. Hélas, tous les petits enfants du monde n’ont pas la chance d’être nés dans un pays en paix. Et les yeux de beaucoup d’entre eux ont déjà perdu leur candeur, reflétant l’effroi lu dans le regard de leurs mères face au fracas des armes et à l’avenir incertain.
Dernière parution : Une femme rousse à sa fenêtre, Plaisir de Lire, 2021