Filets précaires

José Gsell

Le vieux Ricardo doit aller à la pêche. Il reçoit une demi-rente AI et est quasiment paralysé de la moitié du corps à cause d’une poliomyélite infantile. Il mériterait probablement une rente complète, voilà dix ans qu’il ne trouve pas d’emploi, alors il vient pêcher pour vendre son poisson.

Lorsqu’il est là, il n’y a pas beaucoup de calme au bord de l’eau, mieux vaut s’éloigner un peu. Il n’est pas méchant, mais il crie régulièrement sur les bateaux et certains autres pêcheurs. Je préfère en sa présence, prendre mon sac, quitte à ne pas rester où les poissons mordent le plus. Généralement il est drôle, de mauvaise foi, et persuadé d’être le meilleur car c’est souvent lui qui prend le plus de poisson. Il s’énerve beaucoup, particulièrement lorsque quelqu’un pêche mieux que lui.

Puis il y a son rival, Stefano, tous deux vendent leur pêche, mais l’autre est à la retraite, possède sa maison et distribue des publicités comme revenu d’appoint. Alors Ricardo enrage, il doit gagner sa croûte. Il écume presque et vocifère en disant que l’autre vieux n’a pas besoin de ces poissons, en plus il lui aurait récemment volé un client. Cela va si loin que lorsque Stefano vient, Ricardo arrête de pêcher pour ne pas se faire voler ses secrets. Je souris discrètement, tout le sérieux du personnage, toute cette énergie belliqueuse sur ce lieu qui pour la plupart d’entre-nous est l’espace de détente dans la journée.

À la fin, Ricardo s’en va vers une soirée faite d’odeur de tripaille de poisson. Lorsqu’il a son quota maximal (cent perches), il doit bien avoir quatre heures pour les fileter. Oui, parfois il peut être chiant, mais il a du mérite. Il les vend à quarante-francs le kilo, alors une bonne journée de travail, estimons trois kilos, est franchement mal-payée. J’ai du respect pour sa persévérance.

Longtemps, je me suis agacé, me disant que cela faisait beaucoup de perches, mais puis-je lui en vouloir ?

 

Dernières publications : Chroniques d’un aller simple en calvitie et Vie de carton, Torticolis et Frères, 2023

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