Elle avait passé de tante en nièce, de nièce en cousine, de cousine en petite-fille, pour un jour égayer le manteau d’une belle-soeur de la troisième génération.
Elle avait été décrétée pièce maudite, du genre à finir dans un musée des horreurs. Elle était pourtant simple, de bon goût, surprenante pour l’époque : un petit soulier bleu à talon haut. Accrochée aux robes ou chandails ou chasubles chics ou même impers.
La première jeune fille qui l’afficha perdit son fiancé, parti avec une autre. La cousine qui en hérita après les pleurs de la première sortit gravement blessée d’un incendie. Elle s’en débarrassa vite fait, la filant à une parente éloignée. Celle-ci mourut dans un accident de voiture, le petit talon affiché fièrement au revers de la veste en soie.
Dès lors pestiférée, elle passa de boîtes à bijoux en collection d’objets portant malheur. J’en héritai un peu par hasard. On me confia l’affaire avec la broche, cadeau maudit. Le diable l’habitait… C’est ça, oui ! Je décidai de la désenvoûter, il suffisait de s’adresser à elle : « Tu es si jolie, alors cesse d’écharper celles qui te portent. On t’enferme, alors que tu mérites d’être vue. »
Elle ne répondit point. Comme elle était, à mon goût, trop petite pour orner mes vêtements, je l’offris pour le Noël d’une vieille copine dont la vie n’avait été que désastre, chagrin d’amour, solitude, mépris dans le cadre du travail.
Elle venait de rencontrer un nouveau mec. Si j’avais été croyante, j’aurais fait brûler des cierges pour qu’enfin elle tâte du bonheur.
Une année passa. Elle me téléphona un soir, mon optimisme vacilla. J’avais reconnu son numéro… Allait-elle m’annoncer une nouvelle catastrophe à ajouter à sa vie de misère ?
Sa voix était légère et gaie. Elle allait épouser son amour qu’elle devinait pour toujours. Elle était enceinte.
L’époux l’aida à réaliser ses rêves, il gagnait bien sa vie. Elle créa une entreprise qui prit son envol, mit au monde trois enfants, tous HPI. Son chat malade guérit mystérieusement, la chienne mit bas trois boules de poils, elle qui ne pouvait pas avoir de chiots. Le clan s’installa à la campagne.
Elle me dit : « Je ne pourrai jamais te remercier assez, ton petit talon bleu, que je porte toujours, a transformé ma vie en une joie permanente. »
Dernière parution :
La Chambre noire, Favre Éditeur