Marcel Lebet dit le Teb (1922—2005)

Anthony Picard

Sur les traces de l’absinthe : Un numéro qui cause du Val-de-Travers sans évoquer l’élixir produit par les druides de « cette réserve de Gaulois » serait comme parler de tennis sans évoquer notre « Rodgeur » national. Cette boisson qui est au Vallon ce que le champagne est à Reims vaut bien qu’on dépoussière le passé. Au cours de l’histoire récente, ce distillat, dont la recette est attribuée à l’extraordinaire docteur Pierre Ordinaire (1742–1821), a défrayé la chronique. Légendaires ou bien réelles, de nombreuses histoires ont jalonné la production clandestine d’absinthe au Val-de-Travers durant 95 ans de prohibition. Gamin de Fleurier, domicilié à deux pas de la rue des Sugits, j’étais un proche du Teb (les trois dernières lettres de son patronyme), surnom de Marcel Lebet, une figure nationale de la clandestinité. Gentleman à la moustache impériale, séducteur au long cours,
le roi de la bonne combine a marqué ma vie par son audace.

Début 1970, nous emménageons avec ma maman à la rue de l’Hôpital à Fleurier. Avec la bande de copains du quartier, nous sommes plus à l’extérieur que dans nos modestes appartements. Tournois de foot et de hockey de rue, cache-cache, maraude, vélo, nous profitons de l’insouciance de notre jeunesse. En face de l’immeuble stationne souvent une ambulance. Un véhicule attractif pour des garçons de notre âge, comme le loulou de Poméranie qui suit fidèlement le grand noiraud qui fait office d’ambulancier.

Clandestinité : la fragmentation du risque pour recette
Le type, un dandy élégant au teint basané, en impose. Cheveux de jais, moustache à la Clark Gable, il plante sur nous son œil malicieux et goguenard et, au travers d’un sourire, nous hèle et nous affuble du sobriquet de « zazous ». Associé de la carrosserie Mauron & Lebet et ambulancier, ce personnage apparemment bien rangé est en fait l’un des producteurs les plus prolifiques d’absinthe clandestine du Val-de-Travers. Précautionneux, son impressionnant trafic s’organise autour de la fragmentation du risque. Achat d’alcool auprès de filières étrangères, plantes provenant de plusieurs pharmacies, alambics confiés à des tiers, permettent au brave homme d’inonder les marchés de milliers de litres par an.

71   000 litres d’alcool importés dans des véhicules à doubles-réservoirs
Repéré à la fin des années septante par la régie fédérale des alcools, il est pris la main dans le sac dans la fameuse affaire de l’importation illégale de 71 000 litres d’alcool produits en Pologne, transitant par l’Italie, avant d’être livrés au Vallon dans des véhicules équipés de doubles-réservoirs. Manque à gagner pour la régie, des émoluments et taxes pour un montant de 1 888 203,05 francs, somme coquette que le Teb fut condamné à rembourser en 1983. Le repenti, proche de la retraite, sans grand revenu et sans fortune, insista pour que l’amende soit remboursée par acomptes. La régie accepta et fractionna la dette à raison de 200 francs par mois. C’était mal connaître le sexagénaire qui commença par payer 50 francs par mois avant – quelques années plus tard et après une nouvelle condamnation en 1992 – de rembourser 100 francs par mois.

Fraudeur astucieux et opiniâtre
Opiniâtre, au cours des années qui suivirent le prononcé du tribunal, il écrivit plusieurs courriers à la régie et au fisc pour les sensibiliser sur son âge et sa pauvre condition humaine, allant même jusqu’à évoquer le suicide. Une situation cocasse sachant que le fraudeur continuait de vivre grassement d’un trafic lui permettant d’éviter des fins de mois difficiles. Ceux qui ont entendu parler du Teb me demandent souvent des anecdotes. En voici une qui se rapporte à ses vacances annuelles au Kenya. Astucieux, le gars emportait plusieurs litres d’absinthe à consommer sur place en dissimulant le pieux breuvage dans des boîtes de conserve embarquées dans ses valises. Il y a aussi celle des grands moments gustatifs lorsque le Teb se mettait aux fourneaux pour mitonner son menu spécial fée verte. Même à pied, le retour à domicile était périlleux !

Absinthe transportée en… ambulance
Entre 1980 et 2005, j’ai souvent visité et accompagné le Teb. L’accueil était toujours le même. Après m’être identifié, j’étais reçu par ce proche qui ne portait pour seul vêtement qu’un haut de pyjama et un slip, été comme hiver. En dehors du trafic d’absinthe, transportée longtemps en ambulance, le Teb achetait « tout et n’importe quoi en gros » pour la revente. Copain avec un fabricant de chaussures de Vevey, pourvoyeur de faux Lacoste ou de vélos neufs dégottés chez un fabricant du Jura, le Teb m’a proposé de nombreux articles au prix coûtant.

 

Biographie

Né le 11 février 1922 à Buttes, celui qui attirait convoitise et jalousie est mort le 10 décembre 2005 à Fleurier, soit quelques mois après la réhabilitation de l’absinthe. Veuf, sans enfant, personne ne sait vraiment à combien s’élevait sa fortune et à qui elle a profité.

Remerciements Maison de l’Absinthe

L’historique et certains détails de l’article ont pu être exactement rapportés
grâce au concours de la Maison de l’Absinthe qui conserve de précieuses
archives du temps de la prohibition (1910–2005).

Biographie

Né le 11 février 1922 à Buttes, celui qui attirait convoitise et jalousie est mort le 10 décembre 2005 à Fleurier, soit quelques mois après la réhabilitation de l’absinthe. Veuf, sans enfant, personne ne sait vraiment à combien s’élevait sa fortune et à qui elle a profité.

Remerciements Maison de l’Absinthe

L’historique et certains détails de l’article ont pu être exactement rapportés
grâce au concours de la Maison de l’Absinthe qui conserve de précieuses
archives du temps de la prohibition (1910–2005).

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