Presque 2 ans de guerre. J’ai bientôt 60 ans et toujours vécu à Gaza. J’ai connu toutes les offensives et les agressions mais jamais une situation pareille avec l’insécurité, les bombardements, la peur et la famine. J’ai vu des centaines de morts et de blessés. J’ai vécu l’horreur des déplacements, la peur, la disparition de mes amis et de mes proches.
« Nous avons dû manger de l’herbe »
Aujourd’hui, la famine donne en plus un sentiment d’impuissance. Contre les bombardements, tu essaies de te déplacer. Avec la famine, tu ne peux rien faire d’autre que de regarder la tristesse dans les yeux de tes proches. Entre 2009 et 2021, nous avons connu la pénurie, mais rien à voir avec celle d’aujourd’hui. En dépit de notre patience et notre volonté, malgré la solidarité internationale, rien n’avance. On doit supporter l’insupportable. Je me souviens spontanément aussi de cette période critique de février 2024 où nous avons dû manger de l’herbe.
Une vie qui a basculé dans la survie
En 3 mois, au moins 190 Palestiniens de Gaza sont morts de faim dont 120 enfants. Avant le 7 octobre, il y avait le blocus et la fermeture des passages mais il y avait une vie : on faisait des « fêtes » même si l’approvisionnement était difficile. Les universités et les écoles étaient en fonction. Maintenant, on pense à cette époque avec nostalgie et on espère que l’amélioration de nos conditions est proche. Après, ça sera le rêve, la reconstruction, les changements politiques, l’avenir. Qui sait ? Ma vie a basculé, passant de l’activité scientifique et humanitaire à la survie.
L’espoir est devenu un luxe
L’espoir est devenu un luxe. Mon quotidien, comme celui de tous les habitants de Gaza, consiste à marcher pendant des heures pour trouver à manger, de l’eau, du bois, un endroit pour recharger les téléphones. Même si je suis épuisé, je continue d’aider les jeunes et d’organiser des activités pour eux. Je dois être fort, pour eux. La nuit, après quelques heures de sommeil, j’écris entre 1 h et 4 h malgré les bombes et les drones incessants. Depuis le début de l’offensive, je n’ai jamais quitté ma ville même lorsqu’on nous disait qu’on serait plus en sécurité au sud. Je ne veux pas abandonner Gaza ni participer à une nouvelle Nakba.
Une vie de famille à repenser
J’ai de la peine pour ma femme et mes enfants qui restent ici avec moi mais c’est dans ces moments-là que tu dois appliquer tes principes et tes convictions. J’ai une responsabilité morale. Ma femme Ghada fait un travail remarquable dans notre immeuble où vivent dans la proximité une cinquantaine de personnes. Elle doit renoncer à beaucoup de choses : pas de sorties, pas de visites familiales. Je suis fier de son courage et de sa détermination. Mes fils aînés, âgés de 27 et 24 ans, sont diplômés mais sans travail. Ils restent à la maison toute la journée, ne font pas de sport, ne sortent pas avec leurs amis, ne peuvent plus aller à la plage… Les 2 suivants de 20 et 16 ans poursuivent leurs études en ligne et le plus jeune, 14 ans, fréquente un centre éducatif.
L’argent n’a pas de valeur
La Palestine est mon pays, Gaza est ma ville natale et je ne la quitterai en aucun cas définitivement. La langue française est devenue pour moi une langue de protection et d’espoir. Je reçois un grand nombre de propositions d’aide financière. Mais l’argent n’a pas de valeur aujourd’hui : les frais bancaires et les prix exorbitants pratiqués dans le nord rendent tout achat quasi impossible. Je suis pacifiste et non-violent et je n’aime pas les partis politiques. à Gaza, ils n’ont pas été à la hauteur. Ce sont désormais des commerçants qui profitent et gèrent la vie. Malgré ce quotidien infernal et les horreurs que nous traversons, je suis fier que mon âme reste belle.