Mercredi, Théo Huguenin-élie a encore siégé au Conseil communal. Juste avant d’entrer à l’hôpital pour une lourde opération de son cancer. Il a reçu Le Ô pour un grand entretien. Empreint d’émotion.
Mercredi, à la séance hebdomadaire du Conseil communal, où il siège depuis 2013, il a embrassé ses collègues. Puis il est parti pour l’hôpital, affronter la lourde opération qui doit tenter de juguler son grave cancer, détecté juste après l’été. À la veille de s’éclipser – « pour une durée indéterminée », souligne-t-il – le magistrat qui vibre tellement pour sa Ville a accepté de recevoir Le Ô pour un grand entretien. Entre courage et émotion. Enthousiasme intact. « C’est lui qui arrive », lance Deborah Graber, sa fidèle secrétaire, en reconnaissant son pas montant les escaliers.
– Il y a eu le 24 juillet. Ce cancer. 2023, année des tempêtes…
– Un médecin m’a dit, un tel cancer, c’est un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Une autre chose m’est apparue avec ces deux événements. Certains, et je le comprends, m’ont reproché de ne pas être rentré de vacances. C’était mes premières de l’année, avec mes filles, arrivées la veille à Rome. Informé de la tempête, j’ai immédiatement appelé le président, mes équipes, … Tous m’ont dit de ne pas interrompre ces quelques jours en famille. Tous les jours, j’ai eu mes chefs de service au téléphone et je me suis posé la question de rentrer. Je suis revenu le samedi et j’ai fait un premier tour de ville. Depuis la maladie m’a fait prendre conscience à quel point il était nécessaire que je reste avec mes filles. Au début, je n’aurais pas dit ça. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun regret de ne pas être rentré. Il faut savoir protéger les siens, même dans cette fonction très exigeante. Je n’ai pas toujours trouvé cet équilibre. 2023 est mon annus horribilis à tous niveaux. Cela m’amène à me poser beaucoup de questions sur les équilibres entre la fonction et la famille. Mais celui qui n’est pas capable de se donner à fond, parfois au-delà de la raison, ne doit pas s’engager dans cette fonction.
– Comment l’institution continue de tourner ?
– C’est possible car elle est bien réglée. Il y a les lois et règlements, l’usage. Mais ça ne suffirait pas si derrière il n’y avait pas des dynamiques positives et des personnes de premier plan. Toutes les conditions sont réunies pour que mon dicastère puisse affronter la situation : le Conseil communal, extrêmement soudé, les qualités des chefs de service, des cadres et des collaborateurs-trices qui connaissent leurs missions et les remplissent avec enthousiasme et passion. On a bâti sur plus de dix ans un climat propice et les nouveaux arrivés se fondent vite dans cette dynamique positive.
– Et au sein de l’Exécutif?
– Les personnalités ont les épaules assez larges pour me suppléer. La charge sera lourde pour Patrick Herrmann qui me remplace à l’Urbanisme et au service technique, Jean-Daniel Jeanneret au service des bâtiments, et Thierry Brechbühler à la communication. Le soutien de mes collègues est émouvant.
– L’humain ressurgit ?
– Oui, j’ai senti cette bascule et ça me fait chaud au cœur. Des centaines de messages. Dans une jolie métaphore, un citoyen m’a dit qu’ils étaient une ceinture de sécurité dans les moments que je vais traverser. Peu importe la couleur politique et que l’on soit pour ou contre la piétonnisation de la place du Marché : c’est de l’humain dont on parle. C’est touchant et réconfortant quant à la nature humaine. Je suis en train de sortir moi-même de ma fonction de magistrat. Je m’occupe de moi, et de choses plus personnelles et intimes à partir de demain… (réd : l’entretien s’est déroulé mardi).
– En 2015, à 41 ans, vous présidez le Conseil communal. Une charge trop lourde ?
– J’ai le souvenir du poids et de la responsabilité de la charge, malgré mon expérience au Grand Conseil. Il m’a fallu un moment pour être dans le bain et développer une vision, comprendre comment prendre les équipes avec soi. Je suis dès lors très dubitatif face aux OVNIs politiques sans expérience catapultés dans des exécutifs. Chapeau s’ils réussissent!
– La fonction est usante, mais passionnante. S’oublie-t-on parfois dans l’exercice du pouvoir ?
– Oui, on s’oublie. Le grand danger est surtout d’oublier les autres. Ceux qui sont juste à côté de nous. C’est un vrai défi.
– On vous sait exigeant avec vous-même. Et vos collaborateurs. Trop ?
– Je ne crois pas. L’exigence et la pression que je mets parfois induisent aussi des nécessités : faire confiance, entendre et être à l’écoute, laisser de la liberté, remercier et féliciter. Sans cette immense confiance et le respect du travail accompli, le système managérial serait nuisible. En fait, il faudrait poser la question à mes cadres ! À la fois certains peuvent estimer que je mets trop de pression, mais tous sont néanmoins inscrits confortablement dans une relation de travail saine et motivante. La pression, c’est aussi leur donner la possibilité de réaliser des projets, au mieux de leurs compétences.
– Vous avez communiqué très vite, de façon très transparente. Un choix ? Une obligation ?
– Avec le Conseil communal, on a été très attentifs après ma première hospitalisation. On a laissé traîné les oreilles. Mais il fallait attendre le diagnostic des médecins. Dès que des bruits ont circulé, on a communiqué. C’est étrange comme les gens, pour nos fonctions, pensent tout de suite dépression et burn out. Ça doit être rassurant de nous imaginer avec ces problèmes ? Au vu de la nature particulière de la maladie, avec les absences intermittentes que nécessite un cancer, on s’est dit que la population devait savoir. Mon absence temporelle et partielle, parce que les médecins imaginaient d’abord des chimios avant une hospitalisation, va devenir dès demain prolongée, avec l’opération qui s’est imposée. On se doit de communiquer ces choses. J’ai écrit à Nouria Gorite (réd. conseillère d’État vaudoise), qui a annoncé le même jour que moi, elle aussi, un cancer. Elle m’a répondu « sale temps pour les socialistes chaux-de-fonniers », puisqu’elle est originaire de notre ville.
– Dans votre situation, peut-on encore penser uniquement institution, bien collectif ?
– Jusqu’à la fin de cette journée, dans mes services, et demain jusqu’au moment où j’embrasserai mes collègues du Conseil communal en les quittant pour l’hôpital, je penserai institution. Ensuite, je laisserai tout de côté, en faisant confiance à mes collègues et mes équipes. C’est absolument nécessaire de lâcher prise. Après ? Je pense repartir. Mais où en serai-je dans ma réflexion, mes envies, ma projection de mon existence quand j’aurai traversé mes traitements… Je dirai peut-être l’inverse. De toute façon, il me faudra trouver des équilibres pour vivre autrement mon rapport à la charge, au souci, à la fonction…
– Une critique qui vous a touché ?
– Celle qui me touche le plus, sans doute liée à ma faconde, à ma passion, à ma volonté de convaincre, c’est quand des observateurs extérieurs me taxent d’autoritarisme. Alors que l’essence même de mon travail est de travailler avec mes collaborateurs-trices ! Je pense être celui au sein du Conseil qui a le plus créé de commissions. Mais je n’arrive pas à me départir de cette image d’autoritarisme, qui, oui, me blesse.
– Les réalisations dont vous êtes le plus fier ?
– Les gens connaissent mes actions. Mais deux dossiers me tiennent très à cœur, car difficiles et représentant des atouts majeurs pour la ville. Le 1er a été de sortir les Anciens abattoirs du bourbier, pour une requalification légère et respectueuse du patrimoine industriel, devenant un centre de congrès alternatif et polyvalent.
Qui marche et qui sera le cœur physique et névralgique de Capitale culturelle suisse! Le 2e, c’est la piétonnisation de la place du Marché et la philosophie d’espaces publics qui génèrent de l’attractivité. Les deux ont provoqué des oppositions virulentes. Mais les marques de soutien sont si fortes aussi qu’elles contrebalancent les mécontentements. Et je le répète à mes équipes quand elles sont affectées par un savon qu’on se prend : une fois qu’un espace réaménagé est entré dans les mœurs, plus personne n’est là pour féliciter, mais plus personne ne voudrait revenir en arrière. Voyez le réaménagement de la rue du Dr-Coullery.
– Un message aux Chaux-de-Fonniers ?
– Ils sont de caractère (très) râleurs, mais c’est parce qu’ils aiment leur ville et c’est pour ça qu’on les aime ! Les choses sont dites avec force et virulence, au café du coin comme dans l’espace politique.
– Auriez-vous voulu être un chef toqué (réd : il aime cuisiner)? Ou vigneron-encaveur ?
– (Il sourit) C’est quelque chose qui m’aurait beaucoup intéressé. Je me souviens d’une émission culinaire de la Radio romande. Un chef avait répondu que la tâche qu’il pratiquait le plus était la vaisselle ! Et une cheffe anglaise, questionnée sur comment améliorer nos plats avait répondu : « Butter, butter and butter ! ». Vigneron ? Je ne connais rien à la viticulture mais je connais les vins et j’adore rencontrer Benoit de Montmollin (réd : qui élève les vins de la Ville) et visiter nos vignes d’Auvernier. Je suis fasciné par l’amour des vignerons pour leur métier. J’aime aussi passer à côté à la Maison Carrée de la famille Perrochet ! Mais votre question est un peu cruelle : ces prochains temps, je vais devoir mettre ces deux domaines entre parenthèses, comme ma passion pour la chose politique. Avec des amis, on a d’ailleurs profité d’ouvrir ces jours quelques très bonnes bouteilles !
– Qui s’efface ? L’homme devant le magistrat ou le magistrat devant l’homme ?
– Parfois l’un, parfois l’autre. Mais il y a unicité. C’est un tout. Tant que je serai conseiller communal, ce tout existera. Après ? Je suis touché de voir comme certains restent magistrats bien après leur retraite politique. Charles Augsburger sera toujours président du Conseil communal. Francis Matthey Georges Jeanbourquin sont de la même veine. Et ils restent magistrats sans pour autant venir donner la leçon. C’est qu’ils ont bien compris le rôle du magistrat. Les anciens qui s’épanchent sur les réseaux sociaux pour nous critiquer n’ont rien compris à ce qu’était leur fonction.
– Un dernier mot ?
– Finissons sur une note positive. Alors, je dirais… See you soon !