Histoire du Ô

Nicolas Feuz
Ecrivain

En sortant du tribunal, le chef des stups alluma une cigarette. Il venait de témoigner dans une affaire où les rôles étaient inversés. On jugeait Tony, un de ses hommes qui avait omis de placer la goupille de sécurité des menottes passées à un prévenu. Un bracelet s’était resserré et avait causé l’écrasement d’un tendon. Négligence, plaidait la défense. Acte volontaire, houspillait l’avocat du plaignant.

Le chef des stups regardait la Grande Fontaine, le Pod et, plus loin, la tour Espacité. C’est là qu’ils avaient arrêté Farid. Des téléphones avaient filmé la scène, les images avaient fait le buzz sur les réseaux. On disait que si Farid s’était appelé Gilbert, ça ne se serait pas passé comme ça. On accusait la police de délit de faciès. Tout le monde se foutait que Farid ait été trouvé en possession de coke, que le trafic était aux mains de ses compatriotes.

Gare aux amalgames, criaient les uns. Si les réfugiés pouvaient travailler, Farid n’aurait pas été contraint de vendre de la drogue pour survivre, disaient les autres. Tout le monde se foutait de savoir que Farid vivait en France depuis sa naissance, qu’il était venu ici par appât du gain et que l’enregistrement dans un centre d’asile sous un faux nom n’était qu’un subterfuge.

Tout le monde se foutait de savoir qu’au moment de son arrestation, Farid avait menacé Tony et lui avait craché au visage. Les risques du métier, disaient les uns, tandis que d’autres déployaient des banderoles antiracistes devant le tribunal.

Le chef des stups écrasa sa cigarette sous sa chaussure, comme il l’aurait fait avec la gueule de Farid trente ans plus tôt. Sans risque de plainte et avec le soutien de la population. Mais le monde avait changé et les flics étaient courageux de croire encore en un métier où ils risquaient d’être jugés avant de pouvoir faire juger ceux qui le méritaient.

 

Dernières publications : L’Engrenage du mal (Slatkine, 2020), Brume rouge (Slatkine, 2022), Heresix (Le Livre de poche, 2022).

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