Drôle de Noël à Moscou

Bernadette Richard

C’était il y a longtemps, bien avant le nouveau millénaire et l’attaque de l’Ukraine. Qu’est-ce que je faisais à Moscou en ces temps gorbatchéviens ? Aucun souvenir. Ce sont souvent les petites histoires qui nous accompagnent durant des décennies, comme celle de ce Noël beaucoup trop arrosé : je créchais non loin du Musée Pouchkine, qui me parut, à l’époque, riche en collections et plus encore en poussière. Il faisait froid, enfin pas pire que dans ma ville natale ! Les nuits étaient glaciales, tous chauffages éteints, je grelottais sous mes deux couvertures. Je finis par arrêter une femme de ménage dans les couloirs pour lui demander si elle parlait anglais et si par hasard une dizaine de couvertures supplémentaires pourraient prendre le chemin de la chambre 415. Je n’ai jamais compris ce 415 – hormis la référence à la musique baroque –, puisque j’étais au 2ème étage, 3ème porte après l’ascenseur en panne. Elle me répondit dans un français quasi parfait. Oui, elle me trouverait même une couette pleine de plumes.

De couverture en duvet confortable, nous échangeâmes quelques propos. J’appris que sa grand-mère française lui avait toujours parlé dans la langue de Voltaire.  « Vous êtes Suisse, j’ai vu votre passeport. Et j’ai vu aussi votre soutien-gorge rouge, comme il est beau », ajouta Katharina-Odile (fallait oser…), les yeux brillants. La garce, elle avouait sereinement avoir fouillé dans mes bagages ! Je ne lui confiai pas que le délicat soutien-gorge provenait d’une grande surface.

Elle avait remarqué aussi ma vieille Swatch vert olive, qui aurait tant plu à son frère. Comment avait-il entendu parler de Swatch au pays de Gorbie de cette époque reste une énigme

Je vaquais à mes occupations – sûrement un reportage quelconque – quand au soir du 25 décembre, K-O frappa à ma porte. Elle m’invitait à manger dans sa famille, qui fêtait le petit Jésus entre le 25 décembre et le 7 janvier, Noël du calendrier julien, permettant ainsi aux branches catholique et orthodoxe de ne pas dessaouler durant deux semaines. Nous rentrâmes en Lada déglinguée. Après quarante minutes de route cahotante (le macadam n’y était pour rien), je fus accueillie comme une fée à croix blanche par une ribambelle de gosses braillards, de vieux éméchés, de tontons et tatas rigolards, et par la mère de K-O, vêtue d’une incroyable robe à fleurs « cousue à partir de vieux rideaux », me confia-t-elle. Elle dégageait une certaine classe, la matrone, malgré la vétusté du lieu, l’unique ampoule de l’immense chambre, les fauteuils défoncés et la vaisselle ébréchée. Je me rappelle encore les WC à la turque au sous-sol et la vodka coulant à flots.

J’admirais leur joie, leurs chants, et la table recouverte de tant de victuailles, qu’on en oubliait les conditions de vie misérables.

A l’heure des cadeaux, je sortis, un peu honteuse, le peu de chocolat que j’avais emmené (le chocolat suisse crée la bonne humeur sous tous les cieux), offris le soutien-gorge rouge à K-O, la Swatch à son frère et un stylo quatre couleurs au père du clan. Je voyais bien que mes Levi’s 501 éveillaient en eux la même envie qui me tenaillait de posséder une villa en Italie avec vue sur la mer ! Quand nous fûmes tous ronds comme des Polonais, j’expliquai à K-O que je leur laisserais volontiers mes vieux jeans, mais que je me voyais mal rentrer les jambes nues début janvier. Ni une ni deux, elle me dégotta une paire de frocs rappelant l’armée – elle avait l’œil, le falzar m’allait comme un gant ! Ils jurèrent avoir passé le plus beau Noël depuis 1918, louèrent mon immense générosité. Par chance, j’étais si pompette que je n’avais plus honte de rien.

Depuis lors, entre le 27 décembre et le 7 janvier, je reçois chaque année des vœux de Moscou de la part de K-O, la seule personne au monde qui a suivi mes 50 déménagements. Le plus incroyable mystère de Noël !

Drôle de Noël à Moscou illustré par notre dessinateur Nicolas Sjöstedt.
Drôle de Noël à Moscou illustré par notre dessinateur Nicolas Sjöstedt.

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