Le dentiste humaniste devenu légiste-dentaire du Canton de Neuchâtel
Editeur du Ô, c’est depuis plusieurs années que je suis l’otage de l’épouse Kramer pour mon détartrage annuel. C’est la bouche ouverte assis dans le fauteuil, que j’appris au détour des ultrasons, que son époux de dentiste avait non seulement déroulé une carrière incisive de praticien chez Madame et Monsieur « tout le monde » mais aussi dans la bouche de personnes souffrant de handicap et dans celle de cadavres. Rencontre avec ce stakhanoviste de palais.
– Comment êtes-vous devenu dentiste ?
– Gamin j’avais peur d’aller chez le dentiste qui exerçait sur moi une grande fascination. Après l’école primaire aux Hauts-Geneveys, j’étais alors attiré par la théologie, je suis allé à La Chaux-de-Fonds pour apprendre le latin, ville où je décrochai mon bac en 1969 avant un 1er propédeutique de médecine à Neuchâtel.
Pour économiser les deniers familiaux – papa était buraliste postal – je me rendis à Lausanne pour rejoindre mon frère qui fréquentait déjà les cours de médecine. Après l’école de recrue, j’ai eu la chance de faire des veilles une fois par semaine et de suivre un stage aux soins continus de l’Hôpital cantonal vaudois dans l’optique de devenir médecin mais en réalisant rapidement que cette profession me conduirait à m’occuper que d’une population de personnes malades. C’est là que j’ai choisi de devenir médecin-dentiste, profession permettant de prendre soin de la population en général. Ce choix qui était d’ailleurs mon idée de départ a aussi été dicté pour soulager économiquement mes parents. Le doute comme je vous l’ai dit n’a pas été de longue durée !
– Depuis votre premier plombage en 1974, qu’est-ce qui a changé ?
– Les apports de la science dans la technologie et les matériaux, les moyens de diagnostics et le confort du patient. En marge de sa profession de dentiste et du regard qu’il lui porte, le spécialiste a prodigué son savoir aux nécessiteux et contribué à l’identification de personnes décédées.
– Pourquoi avoir été le dentiste de personnes en situation de handicap ?
– Dans ma jeunesse, j’ai été marqué par des faits divers régionaux et notamment dans le village voisin de Fontainemelon où plusieurs femmes atteintes de rubéole avaient accouché d’enfants handicapés, ce qui avait, sauf erreur, été l’événement à l’origine de la première classe spécialisée de l’école neuchâteloise. Qui sait, ce souvenir d’enfance a un rapport dans mon choix de soigner des patients souffrant de handicap ?
– Un même mode opératoire pour tous ?
– Chez la personne handicapée docile, celle qui peut rester calme, le processus est identique à celui pratiqué sur les autres patients. En revanche, pour les agités et ceux dont la conscience se situe à un autre niveau, les interventions se font à l’hôpital sous narcose totale. Souvent, le corps médical profite de l’anesthésie générale pour intervenir sur plusieurs fronts. Longtemps, la crainte du « patient qui ne se réveille pas » m’a habitée tout en sachant qu’il faut accepter humblement que l’on puisse être l’humain désigné pour aider « l’autre » à transiter vers l’au-delà.
– Lors d’une narcose totale, quelles sont les difficultés ?
– Avec un patient en position couchée, le dentiste et l’anesthésiste partagent une zone petite, la cavité buccale dans laquelle, même si l’intubation est le plus souvent nasale, l’intervention n’est pas aisée.
– Pourquoi être devenu dentiste médico-légal, activité que vous continuez d’exercer ?
– Mettez-vous à la place de familles, rongées entre espoir et désespoir lorsqu’un corps n’est pas rendu ; c’est horrible ! Pour donner une identité à un corps, outre son ADN et ses papiers d’identité, le recours à l’examen dentaire post-mortem a fait ses preuves. La famille va pouvoir faire son deuil ; cette mission, qui est devenue mienne, est importante. Un collègue dentiste, mon ami confrère le Dr Michel Perrier, m’a donné l’envie pour cette activité particulière et m’y a accompagné en validant les résultats de mes premières investigations.
– La chaire froide est-elle parfois répugnante ?
– Je ne pense absolument pas à cela dans mon travail mais à fixer l’identité d’un être humain acquise à la naissance. Pierre-Alain Kramer de préciser que l’identification médico-légale s’opère sur appel du procureur et que l’élément-clef pour y parvenir est de disposer du dossier dentaire antemortem. Sans celui-ci, mon travail a aussi son utilité puisque sur la base de nos constatations, un nom peut être mis sur un cadavre grâce à la comparaison avec les banques de données.
– Combien d’interventions de ce type pratiquez-vous par an?
– Entre 3 et 8 par an, je procède à ce travail de l’ombre pour faire la lumière. Le nombre a tendance à diminuer au profit de l’identification par ADN, technique davantage utilisée aujourd’hui.
– Etes-vous ensuite mis au courant de votre expertise ?
– Non, mon travail se termine lorsque je rends mes constatations. La suite ne me regarde pas, je n’ai fait que répondre à une demande formulée par un procureur ou le service forensique de la police.
Jamais à court de bons mots, le dentiste a ramené sa fraise en 2006 dans un recueil paru aux Editions de la Chatière. Cet An Cyclique, dont les illustrations sont l’œuvre de son ami Bernard Muller, est teinté de l’humour caustique qui caractérise ces deux compères créatifs. « Que Dieu vous prothèse ! »
Questions express
– De quoi êtes-vous particulièrement fier ?
– D’avoir rencontré Jocelyne mon épouse et de vivre à ses côtés ! Elle est un véritable puits de dynamisme et sans elle je n’aurais jamais accompli tout ce que j’ai fait. Nous avons travaillé 35 ans ensemble et sommes fiers d’être les parents de nos deux adorables filles.
– Votre regard sur votre canton ?
– Certes, ceux qui nous gouvernent ont beaucoup de contraintes. Mais il y a beaucoup trop de structures administratives qui deviennent aliénantes pour le citoyen. Mais ceci n’est qu’une perception. Il m’apparait parfois une inadéquation entre le langage et l’acte. Le peuple demande des politiciens au service de la population et pas des politiciens qui lissent leur ego.
– Quelle est votre plat préféré ?
– La salade de pommes de terre.
– COVID-19, guerre en Ukraine, inflation, comment va-t-on sortir de ces spirales ?
– Inflation, je n’en sais rien. COVID-19, nous en sortons ; probablement depuis que la pandémie a été recalée au stade de maladie. Ukraine, l’Occident, par sa naïveté légendaire, a cru que la Russie ne mettrait pas ses menaces à exécution, grave erreur ! Quel gâchis et quelles souffrances tant pour les civils que pour les belligérants ! Cette guerre est horrible, comme toutes les guerres, mais s’est encore accentuée lorsque le champ de bataille est quasi à nos portes. C’est aussi une fatalité, les grandes puissances ont besoin de terrains de guerre pour écouler leurs armes ! Inversion de paradigme qui doit être au service de qui ?
– Qu’est-ce qui vous a le plus influencé ?
– À différents moments dans mon parcours de vie, plusieurs personnes m’ont servi de béquilles. Des éléments matériels, comme les livres, la musique notamment, ont aussi contribué à me construire.
– Qu’est-ce qui vous horripile ?
– Je hais toute forme de trahison. J’abhorre l’absence de conscience de ce que la société nous apporte et ce que nous devons lui restituer ; une perte de conscience collective, un drame pour les générations actuelles et futures, une forme de trahison en soi.
– Quel est le métier que vous rêviez d’exercer ?
– Alors que j’étais dans la cinquantaine, j’ai visité Skyguide et ses aiguilleurs du ciel, profession dans laquelle je me serais bien vu. Cette visite avait été organisée par M Pierre Ducommun, un chaux-de-fonnier qui m’a beaucoup marqué par son humanisme et que j’ai eu le privilège de rencontrer dans le cadre de diverses fonctions, commission scolaire, et fondations CPM de Malvilliers.
Les Experts version canton de Neuchâtel
Alors que les services du médecin-dentiste légal sont plutôt sollicités ponctuellement lorsqu’il s’agit de procéder à l’identification par odontostomatologie d’un corps, le médecin légiste cantonal est souvent mis à contribution : examens externes de corps (prélèvements pour analyses toxicologiques, processus d’identification), examens cliniques et somatiques de personnes vivantes (auteurs ou victimes), et expertises en paternité. « Sur les trois dernières années, une moyenne de 25 examens externes, dont 28 en 2022, et 12 examens cliniques annuels ont été réalisés », précise la Police.
Dans le canton, l’identité des cadavres retrouvés est toujours découverte, grâce notamment l’identification par odontostomatologie : « Une technique complémentaire à la comparaison ADN, mais plus rapide. Et la seule technique qui permet de conduire à l’identification d’une personne lorsque son corps est profondément altéré. » Une enquête a lieu pour tenter de faire un lien avec une éventuelle disparition annoncée. Toutefois, le processus d’identification est parfois un peu plus long : « Surtout lorsqu’il s’agit de ressortissants étrangers, car l’obtention d’empreintes digitales, profils génétiques ou dossiers dentaires peut prendre du temps. » (jpz)