Mis à mal par le conflit en Ukraine, le concept de neutralité divise le monde politique suisse. Originaire de la Métropole horlogère, l’historien Marc Perrenoud décrypte ce mythe identitaire de la politique étrangère suisse.
« On donne à la neutralité un sens et une portée beaucoup trop larges, ce qui est contraire à notre intérêt et qui, un jour ou l’autre, peut se retourner contre nous et paralyser notre action dans la vie internationale. La neutralité doit nous inspirer la prudence, elle ne doit pas nous conduire à l’abstention et nous condamner à la passivité, ce qui pourrait devenir mortel pour notre pays. » Cette citation de Max Petitpierre, chef du Département politique et ministre suisse des Affaires étrangères de 1945 à 1961, a valeur d’avertissement.
Dans le sillage de la Deuxième guerre mondiale, le conseiller fédéral neuchâtelois plaide pour une politique étrangère active, incarnée par trois valeurs : neutralité, solidarité et universalité. Ainsi, en 1950, la Suisse est l’un des premiers pays à reconnaitre officiellement la Chine populaire alors même qu’un anticommunisme profond empreigne l’opinion publique suisse. Berne accueillera la Conférence sur l’Indochine et jouera un rôle déterminant dans les accords d’Evian, en 1962, qui vont mettre un terme au conflit algérien. « Dès 1947, Max Petitpierre regrette que le concept de neutralité envahisse la sphère politique au risque de bloquer la diplomatie », analyse l’historien Marc Perrenoud. « Il avait la volonté de comprendre un monde en constante mutation avec un nouvel ordre mondial né au sortir de deux conflits mondiaux. »
Dans un discours resté célèbre, prononcé à La Chaux-de-Fonds le 1er août 1947, Max Petitpierre ne cache pas ses convictions européennes. « Plus que jamais notre sort est lié à l’Europe. » Convictions réitérées dix ans plus tard devant un parterre d’ambassadeurs suisses : « Les Suisses ne peuvent rester les derniers insulaires de l’Europe. » Selon Max Petitpierre, ce n’est pas tant la neutralité qui a protégé la Suisse des périls du monde, mais des circonstances d’ordre stratégique et économique. « La neutralité suisse relève à la fois du mythe et d’une composante identitaire très forte de la Suisse », explique Marc Perrenoud. « Une position officielle de la Suisse. On se proclame neutre, on ne fait pas partie de l’OTAN, alors qu’en réalité, les faits le démontrent avec le conflit ukrainien, on n’est pas neutre.
Cela a toujours été le cas, comme ce fut le cas lors de l’embargo de matériel de guerre vers les pays de l’Est durant la guerre froide. La Suisse a mis très longtemps à prendre des mesures financières à l’encontre du Troisième Reich. Aujourd’hui, cela rappelle notre attentisme quant aux fonds déposés en Suisse par des oligarques russes. La neutralité est un mythe avec ses accommodements. Ce n’est qu’un instrument parmi d’autres de la politique étrangère suisse, une valeur identitaire qui envahit les discours officiels, qui permet de justifier tout et son contraire. »