Placé en Suisse allemande à l’âge de 12 ans pour aider la famille qui trimait sur le plateau de Diesse – dix bouches à nourrir et un père malade –, le petit René y trouva un foyer accueillant. Il rêvait de belles bagnoles, mais dut attendre 33 ans pour se payer une vieille Dauphine, la première de la Métropole horlogère.
Au loin, quasi inatteignable, un autre fantasme : des voyages avec des convois de bahuts surdimensionnés, sillonnant les routes américaines du Canada aux 40e rugissants, tout au sud du Chili. Le destin lui mit dans les pattes une blonde aux yeux verts qu’il épousa et qui, vite fait, lui donna trois gosses. Adieu « veau, vache, cochon », camions. Il passa néanmoins tous les permis de chauffeur et, en homme responsable, s’attela à offrir aux siens une vie décente. Comme il ne supportait pas l’autorité, il changeait souvent de travail, jusqu’à trouver l’idéal derrière le rideau de Röstis, sa vraie patrie. Il avait beau trimer, joindre les fins de mois s’avérait laborieux et lui, il voulait que ses gosses reçoivent quelques gâteries de temps en temps. Parmi les clients de son patron, une entreprise de biscuits, qu’il transportait jusqu’en Allemagne. Il se lia avec l’un des manutentionnaires, qui lui proposa de récupérer pour les enfants les « chutes », entendez les biscuits cassés qui partaient à la poubelle. Ravi, il rentra un week-end avec une grande boîte métallique de ces grosses miettes appétissantes.
Pour les mioches, les « bonbons cassés » chaque semaine, c’était Byzance. Jamais ils n’avaient vu autant de friandises, qu’ils partageaient même avec les copains d’école. Pour la blonde, ce fut la cerise sur le gâteau, la preuve évidente de leur misère. Elle demanda le divorce qui lui fut refusé, le motif des « bonbons cassés » n’étant pas recevable pour le juge !
Dernières parutions :
La Chambre noire, récit, Favre éd., Lausanne, 2023 ;
Hibakusha – Oppenheimer, le défi des parias, théâtre, éd. Grand Cargo, La Chaux-de-Fonds, 2024